Petit résumé des jours derniers : on a quitté la chaleur des Caraïbes pour retrouver l’air plus tempéré des pueblos blancos de la cordillère colombienne. Villages de fermiers, d’ouvriers, de commerçants, de restaurateurs, à peine perturbés par les quelques barrages de police (que les locaux tentent de contourner, pour éviter de lâcher quelques billets, « policia y corrupcion » qu’ils nous disent dans un soupir désabusé) ou la patrouille des militaires, mitraillettes à la main et sourires aux enfants.
Telle un défilé de petits moutons nuageux qui glissent sur des reliefs faits de rondeur sans s’accrocher, la vie flotte ici dans un état d’apesanteur. La fureur citadine semble être un doux murmure au loin, tout semble être engoncé dans une tranquillité confinant à la torpeur estivale. Quelque soit le moment de la journée, aucune accélération du tempo n’est réellement perceptible. Les papis assis sur leur banc commentent la vie qui passe, des commerçantes entrouvrent la porte de leur commerce dans un baillement à peine contenu, les jeunes adolescents roucoulent des heures durant sur les bancs de la place principale, et les conducteurs de tuk tuk hèlent le passant sans trop de conviction. A peine entend-on au loin des encouragements dans le hall des sports qui accueille une partie de volley, ou encore les coups du tejo qui font vibrer les murs du bar de la plaza principale (le tejo, c’est un sport national basé sur le lancer de palets de métal). La seule réaction réellement perceptible est le sourire des habitants de ces petits villages. Et quand il ne vient pas naturellement, il suffit de leur en adresser un pour qu’ils nous le rendent largement.
On se tourne vers notre rejeton : lui dont l’énergie déborde régulièrement doit se sentir un peu « à l’étroit » dans ce rythme au ralenti. Il faut dire que dans l’avancée de notre voyage, on fait peu de cas de ce qui lui conviendrait le mieux. A part de lui trouver régulièrement une étendue d’eau (cascades, mer, piscine ou encore thermes) pour qu’il patauge allègrement. « Voyagez à la mesure de ce que vos enfants peuvent faire », « Respectez le rythme de vos enfants » ! Voilà le genre de formules qui nous laisse assez dubitatifs. On trouvera toujours ici et là des tas de conseils pour nous expliquer que des voyages en bus ou en avion sont souvent trop longs et pas adaptés, que les hôtels doivent être d’un niveau acceptable en terme de propreté, qu’il faut faire attention à ce que l’on met dans l’assiette d’un enfant, qu’il faut l’impliquer dans la préparation du voyage, que l’on doit l’écouter et varier les plaisirs pour éviter qu’il finisse par se lasser.
Notre quotidien de voyageurs devient par essence son quotidien : enchaîner les nuits en bus ; servir de festin aux moustiques tropicaux pendant le sommeil ; éviter le cafard qui surgit de dessous le lit au réveil ; prendre au déjeuner, comme hier et avant hier, l’ « almuerzo » national, composé de riz, légumes, haricots ou pois chiches, banane plantain et d’une viande ; ou encore enchaîner une troisième rando de 15 kilomètres en autant de jours – en glissant bien sûr une baignade entre deux, histoire de se rafraîchir.
On assume donc notre indignité de parents – on voyage quasi comme on l’a ainsi toujours fait, dans un mode qui nous semble être le plus en phase avec nous-mêmes, sans trop de fioritures ni de passe-droit que le porte monnaie pourrait autoriser dans des pays où le pouvoir d’achat est en faveur du touriste occidental. On assume aussi qu’une fois ado il racontera à ses potes toutes les horreurs que ses parents lui ont fait subir lors de sa jeunesse, horreurs qu’il a surmontées avec flegme et courage, forgeant ainsi un caractère déjà bien trempé (ça c’est nous qui le disons).
En fait, peut-être que ce que l’on avait le moins anticipé dans notre routine de voyage, hormis le fait que sa bouille, ses yeux azul et sa chevelure dorée font craquer toutes les filles de 7 à 77 ans (le nombre d’oeillades qu’il reçoit à longueur de journée !!!), c’était l’irruption d’yeux neufs d’un petit gars de 7 ans sur ce nouveau monde qui l’entoure. La masse phénoménale d’informations qu’il ingurgite font surchauffer le petit cerveau, on le voit aux questions qui fusent dans un rythme infernal.
La pauvreté est le premier sujet qui l’a fait réagir. Elle est extrême dans certains quartiers de Bogota. En voyant des gens vivre dans la rue, dans des états de dénuement saisissants, notre mouflon s’interroge et nous interroge : « Mais pourquoi ils n’ont pas une maison ? Pourquoi on ne leur donne pas d’argent pour en acheter une ? Pourquoi il y a des gens pauvres et des gens riches ? Et pourquoi les riches ne donnent-ils pas aux pauvres ? Et pourquoi on ne fabrique pas des billets pour les donner aux pauvres? ». Et d’une constatation générale le sujet fait irruption dans le cercle familial – il se retourne vers moi et me demande : » Pourquoi tu ne donnes pas d’argent aux gens qui en ont besoin ? ».
Il nous arrive de préserver inconsciemment les enfants des sujets liés à l’argent. Mais dans un voyage où l’argent constitue la monnaie d’échange de la majorité de nos relations avec les locaux, comment faire en sorte que cela soit transparent pour lui alors qu’il est dans nos pattes 24/24 ? « Pourquoi on doit tout payer ? » a fini-t-il par lâcher un jour devant ces incessantes transactions. Encore heureusement qu’ici on ne passe pas notre temps à négocier … Son discours sur le sujet désormais évolue : il s’intéresse à la valeur (pécuniaire) des choses, construisant son référentiel de voyageur. Avec, dès qu’on nous annonce un prix son mot rituel : « C’est cher ? ». Il y a quelques jours, après qu’un chauffeur de bus lui fasse un check à son entrée dans le véhicule, il nous glisse tout bas : « Il manquerait plus que le check soit payant ! ».
L’un des autres grands sujets est lié à la religion, omniprésente en Colombie. Grâce aux églises qui trônent sur la place principale des bourgades, aux chemins de croix que nous parcourrons et aux nombreux tableaux ou croix décorant nos hébergements. Autant d’interrogations qui lui viennent lorsqu’il voit un gars parcourant à genoux son chemin de repentance, qu’il compte dans une église les 14 scènes racontant le chemin de croix de Jésus, ou écoute un prêtre qui donne sa messe devant une assemblée fournie. « C’est quoi Dieu ? Pourquoi les gens ils vont dans une église ? Et toi tu crois en Dieu ? ». On essaie d’expliquer cela avec des notions basiques, des mots simples et un peu d’histoire : mais au milieu du récit du dernier repas de Jésus avec les apôtres, les chrétiens sont opportunément qualifiés de « crétins » voire de « gredins ». Vu la ferveur catholique du peuple colombien, on se dit que notre rejeton tirerait un bon bénéfice d’un peu de catéchisme.
Retour à notre pueblo blanco du jour : à Guadalupe, nous venons de prendre un bon almuerzo avec le très sympathique José Navarro qui nous a accueilli dans son hostal. Il nous indique le chemin vers la rivière de las Gachas, parsemée de trous d’eau qui en font autant de piscines naturelles. C’est ainsi que notre mouflon découvre son activité de l’après-midi : avec un grand sourire qui irradie son visage.