Transmission et vélo

Jour 9 : Ottawa – Montebello (69 km)
Nous sommes encore sur la rive que Noah a déjà parcouru 100 mètres dans la largeur du fleuve, luttant debout sur son paddle board (sa planche à pagaie en québécois) en travers du courant pour essayer de rejoindre l’autre rive. Avec Berga on a beau avoir une conception assez large du terme « sécurité » … mais voir notre mouflon, bien qu’équipé d’un gilet de flottaison, « jeté » à l’eau » dans ces conditions pour sa première sur ce genre d’embarcation, ça nous serre un poil les intestins. A nos côtés, Brent, notre hôte du soir, est hilare : il encourage de la voix son fils Owen et Noah, pagayant d’une main tout en prenant une photo de l’autre. A croire que le marmot québécois reçoit une pagaie et le sens de l’équilibre dès le berceau, et qu’il est normal de le balancer sur une embarcation dès le dégel venu.
Une dizaine de minutes plus tard, tout rentre dans l’ordre : nous pagayons tous ensemble, les adultes sur le canot. Soudain un éclair strie l’amont du fleuve, donnant un tour sombre à la masse de nuages et au rideau de pluie qui se profilent à l’horizon. Nous décidons de retraverser le fleuve des Outaouais pour rentrer. Tout le monde appuie fort sur les bois de rame, l’orage fond sur nous, on accélère la cadence, direction l’amont de notre débarcadère, Noah est dans notre sillage, Owen, le fils de Brent, bien plus loin. L’orage nous rattrape, ses nuages nous surplombent et nous dépassent. Trop tard : on pose à peine le pied sur la berge que le déluge nous cueille. Brent nous fait signe de charger le canot sur ses roulettes et de le ramener chez lui : lui attend quelques minutes de plus en encourageant de la voix Owen, qui se bat à contre courant en plein fleuve, progressant doucement mais sûrement. Dans l’orage quasi tropical, nous voilà donc, drôle d’équipage en maillot de bain, en train de tirer un canot, traversant les lotissements façon carte postale banlieue bourgeoise américaine, tandis que Noah se baigne dans les mares d’eau du bord de rue. On se console comme on peut : quelques heures auparavant, on a eu la bonne idée d’accepter la chaleureuse proposition de Brent de dormir à l’intérieur de sa maison, et non d’insister pour planter notre tente dans son jardin. Il y aura quelque chose de sec en nous demain matin.

Jour 10 : Montebello – Brownsburg Chatham (49 km)
Joli bourg que ce gros village de Montebello. Des salons de thé chics, de petits restos élégants, des crèmes glacées en veux-tu en-voilà, un office de tourisme avec un piano extérieur, de jolis chalets en rondins et même un immense château tout en bois … Hier soir, Martin nous a offert l’hospitalité dans son jardin. Et puis a ajouté : « Vous avez besoin, demandez ! » avant de disparaître avec de vieux amis qui venaient de débarquer le soir même. Alors, quand en tendant l’arceau de la tente, j’ai entendu un violent « Clac », qui signifiait que pour la seconde fois en quelques jours il venait de se briser, il a suffi d’un « Martin ? » pour qu’il nous trouve un petit manchon métallique pour nous permettre de monter notre abri et de passer la nuit sous toile. Mais aujourd’hui, sur la route, on peut appeler « Martin », personne ne viendra. Alors on roule sous la pluie, évitant les flaques et les gerbes des gros pick-ups. Je ne suis jamais trop confortable sous la pluie, l’impression de me refroidir doucement mais sûrement. La pluie elle n’a aucune influence sur l’humeur de Berga. Quant à notre mouflon, il est d’une résilience à toute épreuve, aucun commentaire sur l’eau qui tombe, il se contente d’appuyer sur les pédales un peu plus fort. En fait, s’il y en a un qui aujourd’hui appellerait bien Martin à l’aide, c’est moi.

Jour 11 : Brownsburg Chatham – Pointe Calumet (51 km)
Berga est hallucinée, et j’en suis témoin, elle n’a rien pris : nous venons de rouler plus de 5 kilomètres, et le bord de route est parsemé de magasins vendant de l’herbe : le Diable vert, Medicine Box, Beer’s Den Cannabis, Zombie’s Diamond, Cookies and Kush, la Petite Cabane du Vert … Chacun promettant une qualité supérieure à celle de son voisin et un prix forcément plus attrayant : graines ou fleurs de cannabis, bonbons, extraits, sodas, gâteaux, tout est bon pour célébrer et vendre la marie-jeanne. Ajoutez à cela quelques casinos avec pignon sur rue, et voilà l’avenue de la légalisation la plus débridée made in Québec. On a une intuition, qui se trouvera confirmée par des locaux quelques jours plus tard: nous sommes à Kanesatake, et traversons une réserve indienne. Les commerçants, comme beaucoup de gens ici, ne se considèrent pas comme canadien, ni québécois, mais Kanien’kehá:ka, le nom iroquois utilisé par la nation. Ils appartiennent à une communauté autochtone, dont les compétences sont étendues, et profitent de la liberté de commerce et d’un flou juridique pour exercer leur profession. Les magasins de marijuana agissent donc à la marge de la légalité. Mais personne, ni les autorités du Québec, ni les chefs de bande qui organisent les pouvoirs de police sur le territoire n’osent s’interposer dans ce business lucratif : l’argent fait vivre de nombreuses familles de la communauté, avec de l’argent et des acheteurs qui viennent principalement de l’extérieur. Nous continuons à rouler dans le coeur du village … les bâtiments des institutions publiques alternent désormais avec les magasins de haschisch : ici une garderie, là une école élémentaire, plus loin un hospice ou encore, cerise sur le gâteau, un centre de désintoxication.

Jour 11 : Pointe Calumet – Montréal (44 km)
Dernière ligne droite jusqu’à Montréal, pour clore les près de 720 kilomètres que nous venons de rouler en 12 jours. A l’arrivée, Gilbert nous accueille dans son 4 et demi pièces au premier étage, dans lequel on rentre par l’escalier frontal, comme une bonne partie des appartements de Montréal. On partage le souper généreusement fourni en légumes, tofu et quinoa, plus quelques bières … et aussi les résultats des JO du jour. Gilbert nous raconte quelques tranches de vie où le vélo tient une part significative, on l’avait compris au nombre de vélos entreposés dans le bureau et le salon. Ses enfants sont également fans de vélo : pour fêter le bac de son fils, le papa lui a d’ailleurs proposé un voyage à vélo en France … La transmission de la passion vélo … Nos regards se croisent avec Berga dans un sourire … Noah, dans dix ans, ça donnera quoi ?

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