Coloré

« On tourne ? » je demande à Berga. « Pfff » elle me lâche. Il fait près de 38 degrés, et mettre le nez sous le soleil brûlant de l’Arizona demande une motivation particulière. On laisse la longue file de voitures et de camping-cars prendre la direction du « Four Corners Monument Navajo Tribal Park », pendant qu’on continue notre course vers l’est sur la Highway 160. D’attraction touristique il n’y a en fait ici qu’une croix sur le sol, symbolisant la séparation de 4 états américains, l’Utah, l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le Colorado. Une des attractions touristiques gérées par les Navajos, l’ethnie locale. Les mêmes Navajos gèrent un peu plus loin le décor de western de la Monument Valley, et ils possèdent, comme d’autres tribus indiennes telles les Apache ou les Paiute, les multiples casinos qui brillent dans l’obscurité étoilée du désert. Une des compensations accordées par le gouvernement américain pour donner des moyens de survie aux communautés indiennes.

Le parc de Mesa Verde, où nous établissons notre campement ce soir, est aussi un vibrant plaidoyer pour la préservation de cultures ancestrales. Il était il y a 1400 ans habité par des autochtones : ces derniers profitaient des parois concaves des canyons, protégées du soleil et des rudesses de l’hiver, pour bâtir des maisons en pierre et terre cuite. Aujourd’hui, des hommes et des femmes qui descendent de ces tribus se battent pour que leur histoire, leur culture, leurs coutumes ne tombent pas dans l’oubli. Mais ce qui nous saute aux yeux, c’est la pauvreté et l’obésité qui rongent ces populations – et ce qu’en disent des études, c’est l’alcoolisme et le suicide qui les ravagent. Le quarté gagnant des populations natives « assimilées » par l’Etat américain.

On passe un col à 3250 mètres. On redescend dans un nouveau monde rempli de couleurs. Welcome in Colorado : les drapeaux américains sont de sortie, les mots « Liberty » et « Freedom » flottent dans le vent. Les panneaux « Propriété privée » ornent les barrières des ranchs, les gueules de leurs propriétaires n’engagent que ceux qui leur font confiance. L’essence se vend à moins de 3,30 US$ le gallon, soit 90 centimes le litre – 40% moins cher qu’en Californie. Les pick-ups stéroïdés ont pris du volume et de la hauteur. Des effigies du Donald national, en papier, en bois ou en plastique fleurissent le long des routes. A la radio, les commentateurs n’acceptent pas que quelques dizaines de milliers de dollars donnés à une prostituée pour étouffer une relation intime et passagère puissent empêcher leur champion de se présenter à la présidentielle de novembre.

Sur la plaine d’altitude, le ciel se déroule à l’infini. L’orage tonne au nord, formidable et saisissant, striant de gigantesques éclairs les masses nuageuses sombres. A l’est, des mini-tornades balayent la plaine, soulevant des nuages de poussière. Aussi loin que porte notre regard, la route trace sa ligne, droite. Dix miles (16 km) après dix miles, le décor du fond de la carte postale ne semble jamais se rapprocher. Ce qui permet à la radio de nous saoûler à la musique Country jusqu’à plus soif.

Enfin, les voilà, les dunes de sable du Great Sand Dunes National Park. Résultat de l’érosion de de la chaîne montagne Sangre de Cristo, c’est une tâche jaune de quelques dizaines de km2 sur cette plaine verte : en quelques miles elles nous font de nouveau changer littéralement de monde. On s’arrête et on y grimpe dessus pieds nus. Au bout de la dernière arête, on s’élève au sommet d’un château de sable de 230 mètres de hauteur, qui domine une succession de crêtes et de demi-lunes. La partie la plus amusante consiste à dévaler les pentes à fond de cale, précédé par de jeunes locaux qui surfent le grain blond sur des sandboards. Noah enchaîne les aller-retours, on le laisse se défouler à satiété.

Le lendemain, on descend des vallées encaissées du Comté de Chaffee, le long de torrents furieux, avant de grimper de nouveau sur les plateaux du Colorado, où les ranchs datant du XIXe siècle et leurs vaches se partagent une herbe grasse entre les sapins. Un paysage qui ne dépareillerait pas du plateau de Sault. Quelques cowboys à cheval restent à vue, le reste des garçons vachers étrenne des gros pickups GMC aux 300 chevaux ronflants. Au bout des champs et des forêts, nous arrivons à Cripple Creek, petite ville d’un peu plus de 1000 habitants, perchée à 3000 mètres d’altitude. Ce soir, on se paye le luxe d’un hébergement en dur, sous la forme d’un hôtel un poil délabré, mais avec une piscine d’eau chauffée, au grand bonheur de notre Schtroumph au poil blond. Après la baignade, on descend dans le Downtown à pied, et on pousse la porte du District Kitchen & Saloon, attiré par l’odeur de la bière et des burgers. On prend une petite table à la lisière du bar, à distance raisonnable des lonesome boys solidement accrochés au bar pour éviter le dérapage incontrôlé, et de l’équipe de foot US locale, qui à défaut de s’être douchée, a gardé sur les épaules son maillot comme un signe de ralliement. La patronne nous adopte en un clin d’oeil, afin de mieux faire passer la pilule : elle est à court de buns pour préparer les burgers, il faudra se contenter de nourriture mexicaine, de tender de poulets ou de fish & chips. Tout le monde y trouve son compte, du moment qu’on arrive à couvrir tout ça d’une bière IPA ou d’une jarre de coca.

A voir Cripple Creek par la fenêtre de notre saloon, difficile de croire qu’il y a 120 ans, il y avait ici plus de 10000 habitants, 2 opéras, 8 journaux et 75 saloons comme celui-là. Il faut dire que ses multiples mines d’or produisaient alors plus de 650 tonnes annuelles du métal précieux. Aujourd’hui, il ne reste que quelques mineurs fatigués, des mules courant en liberté sur les espaces verts après une dure vie de labeur, et des descendants qui essaient de tirer quelques dizaines de dollars au touriste de passage comme nous pour visiter les vestiges des mines. A 300 mètres sous terre dans la Mollie Kathleen Gold Mine, Noah essaie de gratter les roches des galeries trouver les traces du métal jaune – il faudra finalement lui offrir une petite bouteille remplie de paillettes dorées du magasin de souvenirs pour étancher son soif d’or. C’est fou comment la vue de ce métal coloré peut altérer le cerveau humain.

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