Les scarabées de Colombie

Salento, le point d’entrée de la vallée de Cocora, un « incontournable touristique » comme dit dans les guides locaux et internationaux. Le micro-bus fait ronfler son moteur dans la dernière montée qui nous mène au village, alors que sur la droite de la chaussée, de jeunes cyclistes, encadrés par des entraîneurs à moto, ne sont pas loin de nous prendre l’aspiration. Ils nous rappellent que le vélo ici est plus qu’un sport, c’est une religion. Celle qui s’assoit à la droite du trône dédié au Dieu Football. Arrivés au terminal de bus de Salento, on trouve une télévision qui diffuse la treizième étape du Tour d’Italie, le Giro. Avec les chauffeurs de bus en pause on y discute du ressuscité Alaphilippe, surnommé affectueusement « Loulou » par les commentateurs, qui lors de l’étape d’hier, a résisté à une meute de cyclistes lancés à ses trousses pendant 126 kilomètres pour remporter un succès qui le fuyait depuis près d’un an – ou encore de l’icône locale Nairo Quintana, et la possibilité qu’il puisse encore chatouiller les mollets de la mobylette Pogacar, ce qu’il fera lors de la quinzième étape sur les pentes dantesques du Mortirolo.

Alors vous comprenez que je ne vais pas vous parler de ces trois jours passés à Salento, occupés principalement à randonner sous la pluie et dans la boue, parfois abrités sous l’épaisse canopée des fonds de vallée, ou parfois essayant vainement de trouver un abri de fortune sous les palmiers de cire lorsque l’altitude flirte avec les 3000 mètres.

Mais je vais plutôt parler de vélo. Car pour mieux nous rappeler notre statut de voyageurs à pied, la bicyclette fait légion autour de nous. En ville, où elle se glisse entre les trottoirs et les bus, et où elle profite de la pause dominicale pour envahir les rues qui lui sont ce jour-là dédiées – en campagne, où elle est la compagne des plus jeunes et même des moins affûtés sur des parcours toujours escarpés.

Il faut dire que le cyclisme et la Colombie, c’est une longue histoire, qui démarre dès les années 1950 avec la création du Tour de Colombie. Puis qui s’accélère dans les années 1970 avec l’arrivée des premiers colombiens sur les courses européennes. De la première icône du pays, Lucho Herrera, meilleur grimpeur du Tour de France trois fois durant les années 1980, symbole national reconnu par ses maillots blanc à pois rouges floqué d’un « Cafe de Colombia », à la star incontestée du vélo en Colombie, Nairo Quintana, qui a remporté le Tour d’Italie, le Tour d’Espagne et fini à trois reprises sur le podium du Tour de France – et jusqu’à aujourd’hui Egan Bernal qui a remporté enfin, en 2019, le seul Tour qui compte aux yeux des Colombiens, le Tour de France. La liste des cyclistes colombiens mondialement connus ne cesse de s’allonger.

S’ils sont tant aimés et suivis dans leur pays, c’est que la majeure partie de ces cyclistes partagent les origines humbles du peuple colombien, et ont des histoires pétries de blessures et de rédemptions, comme leur nation. Et aussi que le vélo, avant d’être un loisir, est une nécessité pour le peuple. L’adolescent Lucho Herrera doit mélanger ses études dès le collège avec un travail de jardinier pour subvenir aux besoins de sa famille et son éducation. Il parcourt ainsi de longues distances à pied. Sa mère finit par décider de lui acheter son premier vélo, outil pour lequel il s’est rapidement pris de passion, commençant à s’intéresser au monde du cyclisme.

Le fils d’une famille d’agriculteurs, Nairo Quintana, habite dans un village perché à 2800 mètres d’altitude. Il travaille dès l’âge de 16 ans comme chauffeur de taxi, en utilisant la voiture de son père. Son père lui donne par ailleurs un vieux VTT pour suivre les cours de son école à 21 kilomètres de là. Sur des pentes à 8%, Nairo se forge le coeur et les mollets, attachant le vélo de sa soeur derrière le sien pour l’aider à passer les cols. Malgré son vélo hors d’âge, lourd et inadapté, il voit qu’il arrive à rester dans la roue des meilleurs cyclistes s’entraînant dans la région. Son père, devinant son potentiel, investit 300000 pesos colombiens (70€) pour lui acheter un vélo en acier avec de vraies roues.

Rigoberto Uran, autre cycliste colombien qui a fini trois fois sur le podium du Tour d’Italie et du Tour de France durant les années 2010, est né dans une petite ville des montagnes entourant Medellin. Son père l’initie au vélo alors qu’il est adolescent, et parcourt avec lui les montagnes environnantes. Mais quelques mois plus tard, le padre est assassiné par un groupe de paramilitaires. Le jeune homme reprend alors son poste de vendeur de billets de loterie pour subvenir aux besoins de sa famille. Mais il comprend que le vélo peut devenir un métier et lui faire gagner bien plus d’argent. Alors, à l’âge de 16 ans, il se rend à Medellín pour rouler pour une équipe cycliste colombienne – et finit par percer sur la scène nationale et plus tard internationale.

Egan Bernal enfin, est issu d’une famille bourgeoise de Bogota. Mais là où lui se destinait à une carrière de journaliste, ce sont ses parents qui le poussent à miser davantage sur le cyclisme. Son talent finit par éclater sur la scène internationale alors qu’il a 21 ans, et l’année suivante il remporte le Tour de France de 2019 alors qu’au départ il n’était que le coéquipier de Geraint Thomas. Mais en 2022, après avoir remporté le Giro l’année précédente, il percute un bus à l’arrêt sur une route colombienne. A deux doigts de perdre la vie, les docteurs estiment à 5% ses chances de ne pas finir paraplégique. Cinq interventions chirurgicales plus tard, dont une de la colonne vertébrale, il reprend le vélo. Il a aujourd’hui réintégré le peloton professionnel, et même s’il n’a pas encore retrouvé le potentiel d’un vainqueur de Grand Tour, le miracle tient à la force de caractère du personnage.

Il est à l’image de ces petits scarabées, le surnom des cyclistes colombiens, insectes au style ramassé mais dont la force et le courage immenses sont proportionnellement peu en rapport avec leur petite taille.

Un Commentaire

  1. Chaleur Caraïbe… Quel beau titre.!!! Ça fait juste rêver on ne peut pas en dire autant… Ici on pourrait dire Temps incertain. Ravis de vous lire… Merci de nous refraichir la mémoire en ce qui concerne le cyclisme colombien… Bonne route la team. Bises et prenez soin de vous.

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