Mes racines et leurs ailes

Il paraît que parfois dans la nuit je parle. Je ne sais pas vraiment ce que je peux bien raconter. Cela ne me fait pas bien peur de parler pendant la nuit, je n’ai pas grand chose à cacher.
Mais je sais que je rêve. Cela a commencé il y a quelques jours alors que Maman et Papa, pour la énième fois de la soirée, me disaient « Noah, dépêche-toi de venir dormir » comme ils avaient dit dans la journée : « Noah , dépêche-toi de t’habiller, Noah, dépêche-toi de venir manger, Noah, dépêche-toi de monter dans la carriole, Noah dépêche-toi de descendre de la carriole … ».

Alors cette nuit-là, j’ai rêvé. Et dans ma balade rêveuse, j’ai rencontré un marchand.

  • Bonjour, j’ai dit.
  • Bonjour, a dit le marchand.

C’était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l’on n’éprouve plus le besoin de boire.

  • Pourquoi tu vends ça ? j’ai dit.
  • C’est une grosse économie de temps, a dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois minutes par semaine.
  • Et on fait quoi de ces cinquante-trois minutes ?
  • On en fait ce que l’on veut …
  • Moi, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine … j’ai dit.

Et je me suis réveillé. Et comme presque chaque matin, à la question « Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? », mes parents ont répondu : « On prend le vélo et on part en voyage ! ». « On va où ? » j’ai dit. Mes parents, comme les grandes personnes, ils aiment les chiffres. Alors quand ils me parlent d’une nouvelle destination, ils ne répondent jamais sur l’essentiel. Ils ne se disent jamais : « Quelle sera la couleur du ciel là-bas ? Quelles odeurs on y sentira ? Pourra-t-on y écouter les oiseaux ? ». Ils vont me dire combien de kilomètres il faut pour y aller, à quelle heure on fera une pause pour déjeuner, quelle est la température prévue sur place.

« Pourquoi on voyage ? » j’ai insisté. Bouger, toujours bouger – mais ça rime à quoi ? J’ai bien entendu Papa dire que nous étions des abeilles qui ne butinaient que le meilleur pollen, qu’on n’attendait pas que la fleur de la découverte se fane pour mettre les voiles. J’ai bien vu Maman être tellement rapide à pousser son monde à reprendre la route une fois qu’elle avait retrouvé des forces, aussi prompte qu’elle avait été l’avant-veille pour demander un jour de repos afin de récupérer.
A vrai dire je ne comprends pas bien. Je me suis longtemps posé la question durant la journée dans ma carriole, et le soir, quand je me suis endormi, en marchant le long d’une voie ferrée j’ai rencontré un aiguilleur.

  • Bonjour, j’ai dit.
  • Bonjour, a dit l’aiguilleur.
  • Que fais-tu ici ? j’ai dit.
  • Je trie les voyageurs, par paquets de mille, a dit l’aiguilleur. J’expédie les trains qui les emportent, tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche.

Et un rapide illuminé, grondant comme le tonnerre, a fait trembler la cabine d’aiguillage.

  • Ils sont bien pressés, j’ai dit. Que cherchent-ils ?
  • L’homme de la locomotive l’ignore lui-même, a dit l’aiguilleur.

Et gronda, en sens inverse, un second rapide illuminé.

  • Ils reviennent déjà ? j’ai demandé …
  • Ce ne sont pas les mêmes, a dit l’aiguilleur. C’est un échange.
  • Ils n’étaient pas contents, là où ils étaient ?
  • On n’est jamais content là où l’on est, a dit l’aiguilleur.

Et gronda le tonnerre d’un troisième rapide illuminé.

  • Ils poursuivent les premiers voyageurs ? j’ai demandé.
  • Ils ne poursuivent rien du tout, a dit l’aiguilleur. Ils dorment là dedans, ou bien ils bâillent. Les enfants seuls écrasent leur nez contre les vitres.
  • Les enfants seuls savent ce qu’ils cherchent, j’ai affirmé. Ils perdent du temps pour un doudou ou une petite voiture, ces objets là deviennent très importants pour eux, et si on les leur enlève, ils pleurent …
  • Ils ont de la chance, m’a répondu l’aiguilleur.

Et je me suis réveillé. Une nouvelle matinée, qui avait suivi une belle soirée. Vous savez, chaque fois que l’on pose le vélo et qu’on s’installe quelque part, une nouvelle vie commence pour moi. Amenez moi une tribu d’enfants, et j’en tire des hurlements pendant deux heures d’affilée, jusqu’à épuisement total ; amenez moi un ballon, et je crée une équipe de foot-rugby dans le village. Amenez moi un vélo et j’organise le tour de France du hameau. Amenez moi près d’une rivière et je lance le concours du plongeon le plus acrobatique. Et cette vie là, je n’ai pas envie qu’elle s’arrête le lendemain pour qu’elle recommence de nouveau ailleurs – ce que mes parents me vendent comme la promesse d’une découverte sans cesse renouvelée.

Et j’ai beau le répéter et encore le répéter – les parents ne comprennent jamais rien tout seuls, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications. Enfin … nous les enfants on doit être indulgents envers les grandes personnes.
Alors cette nuit là, pendant que je me promenais dans la forêt, j’ai rencontré un renard.

  • S’il te plait … apprivoise-moi ! il m’a dit.
  • Je veux bien, j’ai répondu, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai de nouveaux amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
  • On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, me dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
  • Que faut-il faire ? dit le petit prince.
  • Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’oeil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…

Alors je revins plusieurs fois. Jusqu’à ce que le renard me considéra comme son ami.

  • Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. C’est le temps que tu as perdu pour ton ami qui fait de ton ami quelqu’un de si important. Mon secret est très simple : on ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible pour les yeux.

Quand je me suis réveillé au point du jour, j’ai dit à Maman et à Papa que je voulais rentrer à Bouan, retrouver mon train, mes jeux, ma chambre, les amis, les vaches, le ruisseau, la place du village, les apéros à la maison ou à la mairie. Alors ils m’ont dit que non, on ne rentrerait pas maintenant, le voyage continuait, c’était ainsi. Et ils m’ont entouré de leurs bras, pour me rassurer. Alors je me suis rendormi et je me suis retrouvé à traverser un désert, jusqu’à rencontrer une fleur.

Une fleur à trois pétales, une fleur de rien du tout…

  • Bonjour, j’ai dit.
  • Bonjour, a dit la fleur.
  • Où sont les gens ? j’ai demandé poliment.

La fleur, un jour, avait vu passer une caravane.

  • Les gens ? Il en existe, je crois, quelques uns. Je les ai aperçus il y a des mois. Mais on ne sait jamais où les trouver. Le vent les promène. Ils manquent de racines, ça les gêne beaucoup.
  • Adieu, j’ai fait.
  • Adieu, m’a dit la fleur.

Merci au Petit Prince de St-Exupéry, mon plus grand fournisseur de rêves

2 Commentaires

  1. Quelle aventure! Et quel récit! Je ne peux dire que trois mots : Repect , Bravo, MERCI

  2. Extra de vous lire et voir vos trombines!
    Plein de bisous à vous trois les enfants, on se rapproche de vous ce week end, direction les Philippines 🙂
    Profitez à fond !!!!!!!!!

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