Le vélo, c’est quelques heures à divaguer en pédalant (dont les plus classiques sont de contempler la carte postale qui se déroule devant les roues, sentir la direction du vent, d’imaginer le repas du soir, la destination du lendemain, ou la suite du voyage) mais aussi des rencontres. Rencontres le plus souvent avec nos hôtes du soir (voir la page « Merci à » ) – nous nous débrouillons à nous faire héberger une à deux fois la semaine pour couper le rythme du camping ou échapper à un temps menaçant.
Morceaux de vie.
Il y a Nico, qui travaille pour le gouvernement suisse, mais dont l’orientation pro-vélo le mène à lancer des projets pour promouvoir et faciliter l’utilisation du vélo à Lucerne. Nico, il parle tout en retenue, avec le mot juste et mesuré, il a de longues mains que l’on imaginerait douces, une vocation de médecin éludée, une tête avenante, des yeux rieurs qui veulent convaincre, et surtout beaucoup d’humanité. Sa prochaine échéance à l’automne, c’est de faire voter par les électeurs du canton une loi pour construire un tunnel vélo de quelques millions d’euros à Lucerne. Ah oui, parce qu’en Suisse, on vote (quasiment) pour tout. Et ses adversaires, le lobby des piétons, plutôt le « genre de retraités qui prennent leur berline en sortant de chez eux, se garent 500 mètres plus loin et marchent les dix derniers mètres sur le trottoir pour rentrer dans la boulangerie, en étant emmerdés de traverser là une voie vélo avec priorité aux deux roues qui passent », ne se laisse pas faire.
Il y a Annette, un petit bout de femme lunaire, qui passe son temps à nous parler en allemand avant de réaliser que l’on n’y pipe mot, à moins qu’elle ne se parle à elle-même, ou aux fantômes qui peuplent sa maison – il faut dire que son mari est parti depuis 5 mois en voyage à vélo, ça laisse de la place. Annette, psychothérapeute après avoir été jardinière, fait partie des huluberlus qui voyageaient à vélo sur la planète quand le reste du monde considérait le fait d’avoir une seconde voiture à la maison, c’est à dire il y a plus de 30 ans. Elle a traversé à vélo avec son mari (le même qu’aujourd’hui, le mari, pas le vélo) et ses deux enfants noirs de poussière les Etats-Unis, par des routes qu’on laisserait aux diligences du Far West et des déserts qu’on laisserait aux crotales qui les peuplent, et ce jusqu’à l’Alaska. Des photos qu’elle nous montre remonte le parfum de Kerouac et des beatniks qui l’accompagnaient. Elle ne nous laissera pas comme d’autres l’ont fait une larme sur l’épaule le matin de notre départ, mais on sent en la serrant dans nos bras que tous ses combats d’aujourd’hui (elle est aussi lobbyiste dans une association écologiste) n’ont pas tari son besoin de sentir le vent de la liberté lui caresser la nuque.
Il y a Bernhard, contrôleur du travail, que l’on croise dans une rue de Munich, et qui m’apostrophe en me disant dans un sourire : « Tu es Jérôme ? ». Bernhard, tu lui parles, il sourit, tu lui poses une question, il sourit (après t’avoir répondu), tu le regardes, il sourit (sans rien dire). Bernhard, c’est une des incarnations la plus proche du bonheur mutique qu’il m’ait été donné de voir, une sorte de Bernardo qui saurait à l’avance que Zorro sortira toujours vainqueur de ses confrontations. Et lorsque sa compagne Helga est à ses côtés, il monte d’un barreau sur l’échelle menant au nirvana. Ils se promènent à nos côtés dans les jardins de la capitale bavaroise, et gloussent de plaisir sans discontinuer. Dans cet océan de béatitude, on pourrait se demander ce qui les pousse à nous accueillir dans leur appartement et nous faire dormir dans leur chambre … ce qui les envoie se coucher sur un matelas dans leur salon. Mais on ne se le demande pas – la question ne se pose pas. Le bonheur ne s’explique pas. Il se résume au sourire de Bernhard à notre départ, après un accueil que n’aurait pas dédaigné la cour de Louis XIV : « On est si content de vous avoir reçus ».
Il y a Michaël, qui nous accueille entre un repas familial et un déplacement professionnel, tiraillé entre ses obligations de travail et l’envie d’ailleurs. Il parle vite, comme si le temps lui était compté – la maladie des temps modernes. Mais dans cet espace réduit il tient à me parler, de ce qu’il a fait, de tout ce qu’il a envie de faire, de ses lignes imaginaires qui relient les étoiles du ciel et nous y font parfois voir des constellations. Avec Johanna il y a quelques années, il a descendu le Danube, traversé la Mer Noire, la Mer Egée, remonté la Mer Adriatique, sur un voilier d’un peu plus de 5 mètres. Aujourd’hui, 3 enfants dans les bras, il tire toujours des traits sur les cartes, troquant le voilier pour un vélo cargo, pour un prochain été de voyages où il se verrait bien descendre de l’Autriche à Venise en vélo. Johanna sourit, assumant avec patience et courage son rôle de jeune mère. Elle se pose beaucoup de questions, sur ses choix passés, et sur ceux qui sont à faire – elle prend soin de n’y apporter aucune réponse. « Le plus dur pour partir c’est le premier pas n’est-ce pas ? » elle me dit. J’admire les gens qui se posent des questions. Ils se fixent souvent peu de limites.
Matthieu, Daniel, Marilyne, Doris, Hanspeter, et beaucoup d’autres auraient pu figurer ici – toutes ces rencontres sont un des moteurs de notre voyage – à défaut d’en avoir un dans le vélo :o)
Ce fameux mal des temps modernes ne nous laisse que peu de temps pour prendre du recul sur nos rencontres. Ces bouts de vie croisés me laissent encore plus rêveur que les beaux paysages traversés!
Salut la family ! Niko vient de me donner le lien de votre blog et je me régale à vous lire !!!
Bon vent sur les routes et à très bientôt j’espère
Séverine