Et pendant ce temps-là, l’olive fait de l’huile

Engoncé dans ma couette d’hiver ariégeoise, avec un petit 16° dans la chambre malgré un radiateur poussé au maximum et 58 réacteurs nucléaires d’EDF tournant à plein régime, je n’ai pas envie de bouger … et de penser à la bonne quinzaine de degrés que je perdrai en franchissant le pas de la porte pour aller chercher du pain à Tarascon.
« Messieurs mesdames, nous allons débarquer d’ici 30 minutes, préparez vos bagages et dirigez vous vers le pont de sortie. Nous sommes le 16 novembre 2019, il est 10 heures du matin. Il fait 18° à Héraklion, avec un grand soleil ; la température annoncée pour cet après-midi est de 23°. Profitez bien de cette journée. Nous espérons que vous avez passé un agréable voyage et vous revoir très bientôt. »
Mais c’est quoi cette voix suave ?
« Jéjé, tu te réveilles, il faut qu’on descende dans la soute récupérer les vélos ! ».
Là je reconnais, c’est le coup de corne de brume de ma Berga.
Il va falloir s’y faire : on arrive en Crète, on n’a pas vu la couleur de l’automne et on a l’impression que la mode est désormais indéfiniment au short et aux sandales. Les locaux ont beau nous dire que le temps est exceptionnel pour cette période de l’année, mais nous on n’y croit plus, on a adopté le bouleversement climatique comme un mantra quotidien : l’hiver est une chimère, réservée à un ailleurs lointain, de ceux que l’on voit dans les messages exotiques de proches restés au pays.

En short et en sandales donc, on débarque au port d’Héraklion avec nos bicyclettes. Moi devant, et Berga calée derrière la remorque, en pare-choc de luxe. Ce qui fait que je n’ai pas toujours le temps de voir les réactions des gens qui croisent la route de notre attelage à vélo. Berga a le temps elle de scruter les visages et d’y recueillir les émotions. Indifférence pour les quelques pressés ou blasés. Interrogation pour la plupart : celle de voir une carriole accrochée à un vélo. Interrogation suivie par la surprise, celle de distinguer un enfant dans la carriole. Puis vient le rire, qui oscille entre incompréhension et moquerie, lorsque c’est un groupe d’hommes attablés au bar, voire teinté d’une pointe d’indignation, pour les dames d’un certain âge. L’émerveillement aussi, pour les parents accompagnés de leurs rejetons … et les encouragements, souvent d’hommes seuls en bord de route, ou au volant de leur mobylette ou voiture.

Parfois me prend l’envie de m’arrêter pour raconter à ces personnes à quel point nous ne sommes pas une bande d’extra terrestres en acclimatation sur Terre avant l’invasion finale. Et puis pour banaliser ce qui n’est qu’un voyage, je leur raconterai la discussion que nous avons eue avec Ana, une Uruguayenne que nous avions rencontrée lors d’un périple il y a quelques années. Elle réalisait une thèse sur le voyage à vélo, et avait écrit environ ceci.
« Il n’y a pas d’âge ni de conditions particulières pour voyager à vélo ; dans le vélo comme dans presque tous les aspects de la vie, on pose des « limites » qui n’existent pas vraiment. J’ai vu des familles entières voyager avec de très jeunes enfants, j’ai rencontré aussi des personnages âgées, qui avaient la même vitalité, j’ai croisé le chemin de personnes fortunées et de personnes ayant peu d’argent – qui jouissaient de leur voyage de la même manière. J’ai aussi vu des gens avec des super vélos et des personnes avec des vélos faits de bric et de broc dont des pièces cassaient à chaque coup de pédale – et qui pourtant avaient parcouru des milliers de kilomètres. J’ai vu des gens de croyances et d’idéaux différents partager un repas sur le bord de la route. J’ai aussi vu des femmes voyager seules, et entendu que beaucoup d’entre elles se sentaient jugées en fonction de leur sexe. J’ai pédalé avec un patchwork tellement coloré de personnes différentes – je ne suis pas sûr qu’il soit faisable d’en revoir un semblable par un autre moyen. Le vélo au long cours est une activité recommandée pour tous – mais peu d’entre nous y viennent, car l’effort pour aller au delà de la peur de quitter le confort du quotidien sédentaire reste trop important. Alors quelle place veut-on laisser à l’incertitude de l’aventure ? C’est la première question à laquelle on a à répondre avant de se lancer dans un voyage à vélo. »

Et parfois certaines gens ont le courage de venir vers nous pour nous demander « qui, d’où et vers où, pourquoi » et surtout « comment ».

  • Votre enfant manque-t-il de quelque chose ? Il ne s’ennuie pas ?
  • Ca fait combien de temps que vous portez le même tee shirt ?
  • Mais vous arrivez à dormir en tente quand il fait froid et quand il pleut ?
  • Vous avez un parcours défini, enfin vous savez où vous allez dormir ce soir ?
  • Et avec les vélos chargés comme ils sont, comment vous allez faire pour grimper les côtes en Crète, elles sont pentues !?
  • Et comment vous faites pour manger ?

Le contenu de nos réponses n’est à vrai dire pas important. Ce qui importe plus, c’est les grains de sable dans le rouage de la « normalité » que notre convoi sème sur son passage : « Toute aventure est bonne à vivre, sautez le pas ! »

Et voilà, notre attelage est passé dans la rue, les commentaires se sont évaporés, les gens se sont replongés dans leur activité. Car ici, l’actualité, c’est le ramassage des olives : il a débuté depuis la fin octobre, et la production bat son plein. Sur la route, on a la chance de rencontrer le Père (orthodoxe) Nikolaos, qui, muni de sa gentillesse, de son appli de traduction instantanée et de son pain trempé dans une huile d’olive tout juste filtrée et saupoudrée d’herbes, nous prend « sous sa soutane » pour nous faire rencontrer des producteurs locaux et nous montrer la conception de l’huile d’olive. Dans les champs, de grands tapis sont déposés partout au pied des oliviers, les familles sont réquisitionnées pour passer dans les branches des peignes électriques et faire tomber les olives mûres. Les feuilles, les branchages et les olives impropres (pas assez ou trop mûres) sont écartés manuellement, les bonnes olives sont entassées dans des sacs de toile de jute, ces derniers chargés à l’arrière d’un pick-up. Puis direction le pressoir de l’usine, où les olives sont déversées sur un tapis roulant, les derniers feuillages écartés, avant d’être broyées et malaxées dans des cuves à basse température (pas plus de 30°) pour en obtenir l’huile. Pour une population crètoise qui vit majoritairement de la culture d’olive (et du tourisme), une production de 20 à 30 tonnes nourrit la famille – 3€ au kilo revient au producteur. Et une fois la récolte terminée, les feuilles sont données aux animaux, et les branches sont brûlées, ce qui donne cette fumée âcre qui envahit les vallées et imprègnent nos vêtements.

Un Commentaire

  1. Salut jéjé Berga et Noah que je ne connais pas encore:)
    Mon père vient de me dire que vous repartiez voyager!!! Je vous souhaite bonne route et peut-être nous croiserons nous de nouveau en Nouvelle-Zélande, car je vais sûrement y aller pour une année à partir de juillet 2020!!!

    Bise et faite de belle rencontre!

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