Relégué en face B de l’aventure

Je ne suis pas encore capable de lire les nouvelles laissées par mes parents. Mais j’ai l’impression que l’image qu’ils laissent de notre aventure est assez éloignée de ce que je vis, entre oublis et contre-vérités. Car ici, au fond de ma carriole, le voyage n’est pas une longue route tranquille. Et j’ai plus l’impression ces derniers jours de subir que de tenir le rôle phare de cette aventure. Regardez donc comment la météo, le dénivelé, les promesses non tenues et mes petits pépins de santé m’ont fait passer de l’acteur principal (je vois bien vos messages de soutien, il n’y en a quasiment que pour moi) au rôle de simple figurant.

Il y a d’abord les jours de pluie qui nous ont accompagnés. On pourrait nous croire confortablement installés dans une auberge, regardant l’eau couler sur les fenêtres. Ben non, nous, nous sommes sur la route. Et moi, je suis cantonné à un rôle de sardine, cloîtrée dans sa boîte. Mes parents couvrent la carriole avec des bâches, qui sont sensées me protéger de la pluie. Mais elles ont beau être transparentes, je n’y vois presque rien. Et quand on roule, j’ai beau hurler, personne ne me répond. A croire que cela soit le meilleur moyen pour mes parents de ne pas avoir à répondre à mes questions ou écouter mes histoires. Il y a même un vieux monsieur et une vieille dame qui se sont penchés sur notre attelage, un jour, avec un air inquiet. « Vous avez un enfant là-dedans ? Mais il peut respirer ? Elle est correctement ventilée votre carriole ? ». Moi à l’intérieur, je faisais de grands gestes pour qu’ils insistent, ouvrant la bouche comme un poisson rouge dans un bocal pour chercher de l’air … Libérez moi ! Mais personne ne m’a compris, Papa a expédié fissa les retraités un peu trop curieux, et nous voilà repartis, soit disant protégés des intempéries. J’ai dû replonger dans les profondeurs de ma prison sur roues.

Le repas est aussi un moment délicat à gérer dans la famille. Il est entendu que Papa ne mange pas, il dévore, avec une attitude plus proche de celle d’un ogre que d’un être humain. Maman ne laisse pas sa part aux chats, même si au moment d’attaquer la seconde gamelle de pâtes elle émet parfois l’idée de faire attention à sa ligne. Alors quand vient l’heure du repas, la répartition des portions est toujours l’objet de négociations, encore plus ces jours-ci car le profil des étapes est devenu plus accidenté. Papa suggère qu’on ramène le poids de nourriture aux efforts réalisés dans la journée, ce qui me désavantagerait profondément. Alors je proteste, j’aspire à être traité comme tout le monde, hors de question que je sois moins bien servi, j’ai une croissance à gérer moi, à la différence des deux quadras qui m’entourent. Une fois les plats servis, Papa attaque son assiette, et la nettoie en deux minutes. Et là il commence à lorgner sur mon plat. Il faut que j’aie vraiment l’oeil pour éviter que sa fourchette ne fasse une incursion par inadvertance dans ma gamelle. Il n’y a qu’au restaurant où le dilemme ne se pose pas. Papa et Maman ont toujours la bonne idée de me prendre un plat « comme les grands », à la surprise des serveurs … mais avec l’arrière pensée que je n’arriverai pas au bout de mon assiette. Et c’est toujours le cas : je suis donc obligé de laisser mes deux vautours de géniteurs sauter sur mes restes.

Là où les promesses tenues sont un des ciments d’une bonne entente familiale, il faut que vous le sachiez : chez nous, personne n’a de remords à s’affranchir de ce principe évident. Par exemple, il arrive que je renâcle parfois un peu à grimper dans la carriole, question d’humeur ou envie de jouer un peu plus … c’est quand même humain non ? Et ce matin-là, pour accélérer le mouvement, Papa a la bonne idée de me promettre deux choses : aujourd’hui « on verra la mer » et « on prendra le bateau ». Le deal me semble avantageux, je m’installe donc dans mon siège avec le bon espoir de débouler en courant sur une plage de sable avant de sauter à l’eau, et d’embarquer sur l’un de ces bateaux de pirates qui écume les mers chaudes. Las … nous arrivons dans une grande ville bruyante et sentant mauvais, Papa doit slalomer entre les bus et les taxis, et puis on débarque sur un port bétonné. Autant oublier les cocotiers et le sable blond. Je comprends vite à la mine de Papa qui revient d’un comptoir de billets qu’il va falloir aussi oublier le voyage en bateau . « Ils veulent bien nous embarquer les trois, mais pas les vélos ». Il se retourne vers moi en me disant : « Nono, ça te dit de continuer le voyage sans les vélos ? ». Comment il retourne le truc !!! Voilà comment une promesse non tenue se transforme en menace à peine voilée. Moi je sais bien ce que cela veut dire : tout le monde à pied, fini le confort de mon nid à deux roues lorsque je serai fatigué, et en plus l’obligation de porter mes propres affaires dans mon sac à dos sans possibilité de me plaindre. Niet. Les îles paradisiaques attendront.

Et puis, pour couronner le tout, j’ai attrapé un rhume bien carabiné. Au début je me suis dis « ya pas trop de mal ». Mais durant la nuit qui a suivi, voilà que ma respiration est devenue plus difficile, je n’arrivais plus à dormir tant j’avais la poitrine et la gorge oppressées. Au petit matin, j’avais les yeux du petit hareng saur qui aurait passé la nuit sur le radiateur. J’avais bien compris que la situation était anormale en trois points : 1 – on n’a pas repris le vélo. 2 – j’ai eu le droit de regarder des dessins animés des schtroumphs sur la tablette. 3 – tous les adultes qui me regardaient avaient un air compatissant, voire inquiet, ce qui changeait du regard de cocker énamouré que ma face de fripouille suggère généralement. Mais cela n’a pas duré bien longtemps.

Le lendemain, je me suis fait examiner par une gentille dame, qui m’a tripoté un peu dans tous les sens, m’a regardé le fond de la bouche, des oreilles, m’a piqué le bout du doigt pour faire couler un peu de sang. Après une séance de masque où j’ai respiré un air chaud sorti d’une grande bouteille, des remèdes à avaler, qui m’ont bien soulagé, j’ai bien vu que mes parents s’impatientaient : « Vous pensez que l’on peut repartir à vélo ? » a demandé Papa. La doctoresse semblait gênée, elle a préconisé deux jours de repos, et puis a fini par me laisser, la larme à l’oeil (je sais, je fais cet effet à toutes les dames d’un âge relativement mûr), alors que mes parents se regardaient d’un air entendu … ah les filous ! J’ai bien compris que la décision était déjà prise de leur côté, ils allaient profiter de l’effet de l’anti-inflammatoire pour reprendre la route, avec moi à moitié gazé à l’arrière, regardant défiler le paysage comme dans une mauvaise mondovision.

Et le soir qui suit, alors que je ne suis pas encore remis, on débarque chez un monsieur. Là où j’aspire à du calme et du repos, et l’attention méritée de mes parents, voilà que le monsieur n’en finit plus de parler. Je suis éreinté par la journée, je tousse à n’en plus finir … et de l’autre côté je vois que Maman et Papa s’esclaffent à qui mieux mieux. Le monsieur parle Tour de France, voilà mes vieux tout ouïs ; il montre le lac Baïkal sur une carte, et je vois les yeux de Papa briller ; il sort une bouteille de vodka du congélateur et pose trois verres sur la table, et ce sont les sourcils de Maman qui frétillent. Et alors que je rêve de m’écrouler sur un bon matelas, voilà que notre monsieur sort un accordéon et se met à jouer morceaux après morceaux. Tout le monde l’air de bien s’éclater, je semble avoir disparu de la scène. Alors tout seul, je me dirige vers le lit, m’allonge, écroulé de fatigue. Avant que je ne m’endorme, j’entends Maman souffler à Papa : « Il n’en pouvait plus, au moins ce soir il n’aura pas besoin d’histoire » … Comme quoi, mes parents sont toujours prompts à profiter de mes faiblesses pour prendre du bon temps.

Dans une famille « normale », il serait entendu pour beaucoup que l’intérêt du plus faible passe en premier. Mais ici, quand la situation se complique, la loi de la jungle semble justifier les décisions familiales. Je suis relégué à un second rang, ne pouvant compter souvent que sur moi-même. Notez bien que je n’essaie par de me plaindre, j’essaie juste d’être un honnête contre-poids à l’information souvent biaisée donnée par mes parents.
En tout cas, les îles de la Mer Adriatique arrivent, je l’ai vu sur la carte de Papa, le beau temps est annoncé aussi, mon rhume ne sera bientôt qu’un lointain souvenir … Alors je vous le dis, je vais retrouver enfin le rang qui est le mien, celle qui relègue mes parents à mon assistance et replace mon histoire sur la face A de cette aventure !

Bojan en action, comme au bord des routes du Tour de France

2 Commentaires

  1. Bon Nono tu as raison reprend ta place. Mais quand tu seras en âge de boire, avec modération bien évidement, de la vodka… Tu comprendra mieux tes parents hihi !!

    • Oups et tu pourras me gronder pour les fautes d’orthographe. Pff toujours se ralire avant de taper sur « laisser un commentaire » grr

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